Par Gilles Raveaux
Sans même que nous nous en rendions toujours compte, une idée très puissante structure aujourd'hui la pensée dominante concernant la protection sociale : si celle-ci "doit exister afin de limiter les situations les plus dramatiques", elle ne doit pas être "trop forte non plus, sous peine de décourager l’activité économique".
Autrement dit, il y aurait un dilemme entre protection et efficacité : à partir d’un certain niveau, la protection sociale deviendrait un handicap sur le plan économique.
Elle "nuirait à la compétitivité du pays", et finirait même par s’autodétruire, car devenant "impossible à financer" faute d’un niveau d’emploi suffisamment élevé.
Un économiste revient sur ces idées reçues, qui sont tout simplement fausses.
Gilles Raveaud est maître de conférences en économie à l’Institut d’Études Européennes de l’université Paris 8 Saint-Denis. Après sa thèse à l’université Paris 10 Nanterre, il a effectué un post-doctorat à l’université d‘Harvard (ÉtatsUnis). Il a contribué aux ouvrages "Petit Bréviaire des idées reçues en économie" (La Découverte) et "Douze économistes contre le projet de constitution européenne" (L’Harmattan). Il est membre du comité de rédaction de la revue « L’Économie Politique » et collabore régulièrement à la revue « Alternatives économiques ». Dernier ouvrage paru en 2018 : Économie : on n’a pas tout essayé ! (Seuil).
Dans un article de 8 pages, très bien documenté, l'auteur explique que depuis le "tournant" libéral de la fin des années 1970, qui a vu progressivement les pays capitalistes remettre en cause leurs dépenses sociales, soit disant trop couteuses et inefficaces, au profit de "l'initiative privée".
Il rappelle l'affirmation répétée sans cesse, et dont toute la haute administration, ainsi que la population, a fini par se persuader : Dans le monde, c’est en France que les dépenses publiques sont le plus élevées, à 57 % du PIB.
Toutefois, ce niveau élevé n'est pas du au nombre de fonctionnaires. Il y avait en France, en 2015, 90 fonctionnaires pour 10 000 habitants, soit nettement plus qu’aux États-Unis (68), mais moins qu’au Canada, et beaucoup moins que dans les pays nordiques (116 en Finlande, 138 en Suède, 141 au Danemark, et 159 en Norvège...).
Avec 16 agents publics pour 1 000 habitants dans la branche Santé, la France alloue moitié moins de personnes que la Suède ou le Danemark et trois fois moins que la Norvège, même si c'est deux fois plus que les États-Unis.
L'économiste Jean Gadrey estime même, dans une étude publiée en 2018, que si nous avions, en France, les mêmes normes que dans les pays nordiques de services aux personnes dans la santé, l’éducation, les services sociaux, les personnes âgées et handicapées, la petite enfance, il faudrait pas moins d’un million d’emplois supplémentaires publics et associatifs, afin de pouvoir répondre à des besoins urgents.
L'explication de cette part importante des dépenses publiques dans le PIB ne s'explique donc pas par le nombre de fonctionnaires, mais dans les dépenses de protection sociale.
En France, le budget annuel de la Sécurité sociale est nettement supérieur à celui de l’État (470 milliards d’euros, contre 350). Autrement dit, la Sécurité sociale représente plus de la moitié des « dépenses publiques ».
Mais s’agit-il vraiment de dépenses publiques ?
L'auteur soutient que non. Pour lui, il s’agit de simples « transferts » entre particuliers. La Sécurité sociale, contrairement à l’État, n’est qu’un simple intermédiaire.
De plus, contrairement aux mutuelles ou aux assurances privées, la Sécurité sociale n’a pas, ou très peu de pouvoir de décision sur l’argent que nous salariés lui versons tous les mois.
Elle doit le verser aux malades, aux retraités, aux chômeurs, aux familles, selon des règles précises.
Certes, les cotisations sociales sont obligatoires.
Et c’est pour cette raison que les cotisations sociales sont inclues dans les dépenses publiques.
A l’inverse, l’assurance habitation, ou l’assurance auto pour les personnes qui disposent d’un véhicule, ne font bien sûr pas partie des « dépenses publiques ». Mais, pour les ménages concernés, elles sont tout aussi obligatoires que le versement des prestations sociales.
Il y a ici un problème. La frontière entre « public » et « privé » n’est pas si évidente.
La meilleure preuve en est que, dans une publication récente, l’OCDE montre que, correctement mesurées, les dépenses sociales aux États-Unis sont presque aussi élevées qu’en France, et ce alors que les habitants de ce pays bénéficient d’une protection sociale sanitaire et d’une qualité de vie tout simplement, très inférieure à la nôtre.
Comment est-ce possible ? C’est très simple. Aux États-Unis, les impôts et cotisations sociales sont, en effet, moins élevés qu’en France. Mais, en conséquence, la protection sociale publique est, elle aussi, très faible.
Les habitants des États-Unis souscrivent alors des assurances privées extrêmement onéreuses, notamment dans le domaine de la santé et de la retraite.
Comme la sécurité sociale, ces assurances privées alimentent des caisses collectives. Si le risque ne survient pas, par exemple si l'assuré ne tombe jamais malade, il n'obtiendra pas le remboursement de ses cotisations lors de son décès.
Il faut donc ajouter ces dépenses sociales privées aux « dépenses sociales publiques » si l’on veut mesurer correctement les dépenses de la population pour sa protection face aux malheurs de la vie.
Pour bien le comprendre, l'auteur nous demande d'imaginer (pure utopie !) que le prochain gouvernement français décide de privatiser la Sécurité sociale, mais en imposant à la nouvelle entité, qu'il décide d'appeler "Profitis", de conserver exactement les mêmes règles que celles gouvernant actuellement la Sécu.
Pour nous habitants, rien ne changerait. Mais, en regardant les comparaisons internationales qui obsèdent tant dirigeants et journalistes, on pourrait dire : « Regardez, la part des dépenses publiques dans le PIB a fortement baissé en France ». Alors que, rien, strictement rien, n’aurait changé dans la réalité pour la population.
Il faut donc en conclure que la France n'a rien d'anormal et que son niveau de dépenses sociales est banal, comparable à celui des autres pays développés, et bien moindre que celui des pays du nord.
L'auteur constate qu'il n’est pas possible de faire plus, ou mieux, avec moins et que partout, ce qui coûte le plus cher, ce ne sont pas les terrains, les machines, ou le pétrole. Ce sont les êtres humains, qu’il faut, tout au long de leur vie, soigner, protéger, aider. Et cela coûte toujours très cher, partout.
Mais pour lui, notre protection sociale rencontre aujourd'hui de graves insuffisances.
Il note que la logique de la protection sociale est d'intervenir une fois que l’aléa a eu lieu. On soigne les malades, on indemnise les chômeurs...
Pourtant, nous sommes aussi tous d'accord avec le principe selon lequel il est préférable de prévenir plutôt que de guérir.
Pourquoi, alors, ne pas appliquer ce principe à la protection sociale ?
Il constate que c'est toujours pour la même raison : par peur d’entretenir la paresse, de créer des « assistés ».
Or, les faits montrent que ce raisonnement peut s’avérer funeste.
Ainsi, il est établi qu’une personne involontairement privée d’emploi coûte plus cher à la société que si elle était employée.
L’explication est la suivante : ce que les économistes appellent « coût social du chômeur » est de l’ordre de 20 000 euros par an.
Pour l'économiste Jean Gadrey, qui s’est livré à une analyse précise de la question, cette somme est même « un minimum ».
En effet, une personne au chômage perçoit des allocations. De plus, ses revenus étant moindres, elle verse moins d’impôts sur le revenu et de TVA à l’État, ou de cotisations sociales à la Sécurité sociale, que quand elle travaillait.
Enfin, le chômage est associé à une dégradation de la santé, à des conflits, des violences familiales, de l’échec scolaire, qui représentent des coûts importants pour l’hôpital public, la police, la justice.
Les enfants de chômeurs de longue durée connaissent des trajectoires d’emploi moins favorables que ceux de parents demeurant en emploi durant toute leur vie active, et donc sollicitent plus les aides sociales, les aides au logement dans un cercle vicieux infernal.
Si l’on raisonne à l’échelle du pays, on peut effectuer le calcul suivant : en multipliant 20 000 euros par 5 millions de personnes privées d’emploi – un chiffre vraiment minimum actuellement – on arrive au total de 100 milliards d’euros annuel de pertes de recettes (ou de dépenses supplémentaires, ce qui revient au même).
Soit le double du budget de l’Éducation nationale. Un montant vertigineux, un gâchis injustifiable, qui correspond au coût salarial de 2 millions de personnes au salaire moyen.
Il évoque alors la solution de la « garantie d’emploi » proposée par l’économiste Pavlina Tcherneva, ou encore une loi donnant aux chômeurs la possibilité – et surtout pas l’obligation – de travailler, au salaire minimum, en CDI, pour effectuer des tâches que le marché ne remplit pas.
Car, ainsi que le rappelle l'auteur, la pauvreté coûte encore plus cher à la société que ce que l’on imagine.
Ainsi, une association de Marseille a démontré que loger, et soigner, gratuitement les personnes SDF revient moins cher que les laisser à la rue.
Inspiré des expériences de « Logement d’abord » (housing first) venues des États-Unis, l’initiative des hôpitaux de Marseille « Un chez-soi d’abord », consiste à héberger, dans un logement privé, de façon durable, les sans-abris. En comparant la situation de ces personnes à celles laissées dehors, le résultat est net : en un an, une personne vivant dehors coûte 17 000 euros à l’État, contre 14 000 pour les gens logés.
Comme l’explique l’un des membres de l’association, « Dans la rue, on se bat, on se blesse, on tombe malade en permanence, et parfois on va à l’hôpital juste pour dormir au chaud ».
De plus et surtout, une part non négligeable de personnes logées vont mieux : elles cessent leurs addictions, sont en meilleure santé, reprennent contact avec leur entourage, ont une activité professionnelle.
Dans la rue, le risque d’avoir une maladie mentale est multiplié par dix.
Or, il est extrêmement difficile de prendre des médicaments, d’honorer ses rendez-vous médicaux, lorsque votre intégrité physique et mentale est sans cesse menacée. Ce sont les frais de police, de justice, et de santé lourde (hospitalisations) qui expliquent le surcoût pour la société des personnes que nous laissons de côté.
Une autre voie possible est celle de l'augmentation du salaire minimum.
En l’absence de salaire minimum décent aux Etats Unis (le salaire minimum fédéral est de 7,25 $ de l'heure), des millions de personnes doivent cumuler deux (mauvais) emplois, voire trois.
Toutefois, le salaire minimum atteint 15 $ de l'heure dans les États les plus riches, comme la Californie, l’État de New York, ou le Massachusetts.
Plusieurs études américaines ont montré les bienfaits considérables de cette hausse sur les travailleuses et les travailleurs concernés.
En effet, en l’absence de salaire minimum, des millions de personnes doivent cumuler deux (mauvais) emplois, voire trois, pour survivre.
Le premier bénéfice du salaire minimum est alors la réduction de leur temps de travail : ces personnes sont plus reposées, plus détendues, ont du temps pour elles et leurs proches.
Elles se soignent mieux, arrêtent de fumer. C’est la vie même qui est protégée : des rémunérations décentes réduisent les violences conjugales et les mauvais traitements infligés aux enfants, les naissances non désirées, etc.
Selon le directeur d’une étude menée à New-York, « Aucun médicament n’est près d’avoir un tel impact sur la morbidité ».
Et si les personnes les moins bien payées changent leur comportement pour le meilleur lorsque leur paie s’accroît, c’est parce qu’elles se sentent alors reconnues, considérées.
Comme le dit Matthew Desmond, professeur de sociologie à l’université de Princeton, les bas salaires sont « un affront à la dignité des personnes », qui les fait se sentir « petites, insignifiantes et dépourvues de pouvoir ».
En effet, être pauvre induit un stress considérable, permanent, supérieur à celui lié à la privation de sommeil durant une nuit entière
Les bas salaires sont donc dommageables pour la santé des travailleuses et des travailleurs, ainsi que pour celle de leurs enfants, et donc de la société tout entière. Ils devraient donc être combattus, au même titre que les autres maladies professionnelles.
L'auteur indique en conclusion que :
"Contrairement à une idée reçue, la Sécurité sociale ne redistribue pas l’argent des riches vers les pauvres. Elle est, essentiellement, un mécanisme de redistribution obligatoire de soi jeune et bien portant vers soi pauvre, vieux, ou malade. Du point de vue politique, c’est la grande force de ce système (...)
Nous vivons dans un système très étrange, récent dans l’histoire, où, tous les mois, des sommes très importantes nous sont prises sur notre salaire pour financer notre retraite, notre santé, nos allocations chômage, les allocations familiales, etc. Je considère que cette absence de choix, cette contrainte, si peu dans l’air du temps, est une chance extraordinaire. Elle nous protège de nous-mêmes, dans une société dont le centre de gravité est la consommation. Ce « prélèvement obligatoire » dont le niveau est détesté par tant d’intervenants médiatique et politiques, s’il nous laisse moins d’argent chaque mois, est une promesse de bonheur. De plus, cette obligation nous rend solidaires les uns des autres".
Une belle ode à la Sécurité Sociale, qu'il ne faut surtout pas détruire mais renforcer et améliorer.
Au PCF, nous avons une proposition concrète qui va dans ce sens :
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